Carte-Ex
Par Marion Lessard
À partir d’informations récoltées sur le terrain, dans l’histoire, ainsi que lors d’associations libres, des réseaux de signification sont élaborés par Marion Lessard autour du nom de chacune des rues du quartier. Ces réseaux d’informations sont traduits en diagrammes qui, mis ensemble, reconstituent la carte du quartier, en plus de former l’armature de courts textes littéraires.
Crédits photo : Éliane Excoffier
Parc-Ex
L’artiste a arpenté chacune des 23 rues du quartier Parc-Extension, cahier de notes et de dessins en main .
Détail de Cartographie de l’essence odonymique de Parc-Extension.
Crédits photo : Éliane Excoffier
Rue Hutchison
Alexander Cowper Hutchison était fils de tailleur de pierre, métier qu’il exerçait lui-même et qu’il mit grandement à profit durant sa carrière d’architecte. Il enseignait au Mechanical Institute de Montréal et l’on considère qu’une de ses plus importantes réalisations fut la construction de la Cathédrale Christ Church, dont le nom croustille comme une couche de neige verglacée.
Mais de toutes ses réalisations honorables, sans contredit, nulle ne pouvait surpasser celle des prestigieux palais de glace du carnaval d’hiver de Montréal. Au carnaval d’hiver de Montréal, de 1883 à 1889, on s’échauffait en s’adonnant à divers amusements tels que les courses de traine sauvage ou les indescriptibles mascarades en patins, où zigzaguaient ces dames costumées en compagnie de petits chiens. On y organisa le premier tournoi de hockey de l’histoire, mais le clou des festivités était sans nul doute l’attaque du palais de glace par des raquetteurs, assaut qui se donnait sous une pétarade de feux d’artifice, au son de cris gaillards.
La représentation la plus connue du célèbre palais de glace de 1885, conçu par Hutchison, montre une agglutination de traineaux, de chiens et de gens en tenue hivernale, face à l’éphémère château glacé; estampe qui rappelle quoique tardivement la populaire tradition des « paysages d’hiver » hollandais telle qu’inaugurée par Pieter Brueghel l’ancien, dont la célèbre toile Paysage d’hiver avec patineurs et trappe aux oiseaux dépeint de proto-joueurs de hockey sur glace.
Rue Saint-Roch
(Lecture sur fond musical de « Everything’s gone wrong », des Rockatones)
Roch était un saint. Il allait par les chemins, pieds nus, de Montpellier à Rome et guérissait les pestiférés en ouvrant des bubons. Or, un jour qu’il était en la ville de Plaisance, il eut la déplaisante surprise, se tâtant l’entrejambe, de se découvrir un bubon à l’aine. Il était saint : il prit donc le parti de s’isoler afin de ne pas accroître par contagion les souffrances par ailleurs infinies des hommes.
Saint Roch est représenté, dans l’iconographie catholique, muni d’un bâton de pèlerin, d’une barbe, d’un bubon à la jambe et d’un chien. J’ai lu quelque part qu’on dit de gens inséparables qu’ils sont comme « Saint Roch et son chien ». Ceci s’explique par le fait que selon la légende, Roch, lorsque retiré dans la forêt, se fit entretenir par un chien du voisinage, vaillant pourvoyeur, qui dérobait pour lui du pain.
Saint Roch, dit-on, fut finalement guéri de la peste. Mais lorsqu’il revint chez lui, exténué, défiguré par les épreuves et barbu, nul ne le reconnut. Il fut pris pour un espion et jeté en un cachot où il mourut finalement de faim, sans pain, et sans chien.
Sur la rue Saint-Roch, je m’assois à la terrasse du Café Neo en méditant cette histoire rocambolesque. Un petit chien roux s’assoit à mes côtés avec sa maîtresse. Lorsque je le questionne, il paraît sincèrement étonné de l’histoire du saint homme, mais se refuse à tout commentaire. La dame qui l’accompagne, presque aussi peu loquace, m’apprend qu’il se nomme Leo, mais évite nerveusement mes questions à propos de pain en me pointant la pâtisserie à deux pas.
Je m’y rends.
Chez Afroditi, la boulangère, à peine plus volubile, m’assure que s’il existe une sorte de pain apte à revigorer les pestiférés, il doit s’agir de pain grec, et elle me tend un Koulouri, embêtée, afin de clore la conversation.
La rue Saint Roch est franchement belle dans la lumière d’août, me dis-je tandis que je déambule en mastiquant mon koulouri divin. Je pense que le chien de Roch aurait aussi dû être sanctifié et qu’une statue en son honneur ne démériterait pas de cette lumière de fin d’été. Je l’imagine immense, aussi haute que l’étrange clocher de métal bleu de l’église Evangelismo Tis Theotokou qui se dresse devant moi, portes ouvertes, et dans laquelle j’entre.
Des cierges brûlent. Pour les morts, les vivants et les hommes à venir, me dit on. Nul ne connait Saint Roch ici. L’église autrefois catholique est depuis longtemps orthodoxe. On me demande si je désire allumer un cierge. Je m’exécute. Pour la statue à naître, pensai-je. On me renvoie poliment dehors lorsque je commence à parler de chiens.
Assurément, la communauté orthodoxe grecque, pas plus que la catholique, ne soutiendrait mon projet de statue. J’en suis attristée un moment car il me semble, au fil de ma déambulation, de plus en plus impossible de me défaire d’une telle idée. J’invente bientôt une version du chien de Saint Roch à trois têtes, pensant dans un moment d’enthousiasme déroutant qu’une hybridation avec le mythe du Cerbère me vaudrait l’appui d’une partie de la communauté grecque. Un chien à trois gueules, qui crache du feu et peut donc cuire lui-même son pain, me semble beaucoup plus apte à devenir l’emblème du garde-manger des affligés.
De l’autre côté de la rue, un jeune homme sikh, barbu, à l’apparence soignée, se rend quelque part à grands pas. Je m’avise qu’il y a différents types de barbes, et différentes raisons d’en porter et que, puisqu’effectuer des miracles par les chemins rocheux lui prenait tout son temps, Saint Roch négligeait fort probablement son apparence. Ainsi le voit-on représenté, le visage obscurci d’une barbe fournie, ce qui n’était pas à la mode chez les catholiques de l’époque.
C’est avec cette idée en tête que j’entre au Salon de coiffure pour hommes St Roch, espérant pouvoir en discuter. J’y trouve un joyeux barbier qui ne connait rien à la pilosité des saints, mais s’exclame que, pourtant, il s’y connait en barbes depuis 46 ans, tout en brandissant bien haut sa lame dans un geste mesuré, soucieux de n’en pas blesser son client qui, allongé sur la chaise, immobile, a l’oeil inquiet.
Décidément, nul ne veut converser.
Ce n’est qu’une fois à l’extérieur que je me remémore que les barbiers d’autrefois faisaient aussi office de chirurgiens. Que le savoir du rasoir suffisait pour donner le droit d’ouvrir un corps souffrant. Saint Roch, ouvrant les bubons des pestiférés, n’était donc sans doute qu’un barbier mal rasé.
Je rentre chez moi en mâchouillant mes pensées, et décide à regrets de remiser l’idée de ce projet monumental, qui manifestement n’obtiendrait l’appui d’aucun groupe: celui de l’immense statue d’un chien à trois têtes dont les gueules ouvertes en forme de fourneaux produisent des koulouris, immédiatement tranchés à la lame de rasoir par un boulanger-barbier barbu nommé Roch.
Rue Jarry
On prétend qu’il ne faut pas confondre l’origine du nom du parc Jarry avec celui de la rue Jarry. Selon la version officielle, le parc Jarry aurait été nommé en l’honneur de Raoul Jarry, simple conseiller municipal, alors que la rue aurait plutôt été nommée en l’honneur de Bernard Bleignier dit Jarry, dont le descendant, Stanislas, possédait les terres sur lesquelles furent tracées cette voie.
Nous croyons que ces emberlificotements habiles servent en fait à escamoter, pour des raisons d’ordre public, l’origine pataphysique du toponyme. Nous soutenons que le nom du parc, comme de la rue, se rapportent plutôt à Alfred Jarry (1873-1907), fondateur de la pataphysique et père du Père Ubu.
Comme l’a démontré la psychanalyse, dont le développement est par ailleurs contemporain de la création des lieux sus-mentionnés, certains refoulements malhabiles laissent émerger des signes qui pointent en direction d’une vérité dissimulée. Ainsi en va-t-il de cette construction farfelue d’une origine toponymique duelle, qui laisse apercevoir son véritable fondement, comme un roi au cul nu.
La pataphysique repose sur divers principes, dont l’un, et non le moindre, est celui des « contradictions identiques » qui désigne, comme son nom l’indique, l’idée bien connue selon laquelle ce qui est le même est quand même l’opposé de son contraire lequel peut bien être identique à lui-même, contredisant l’idée d’une identité dont la mêmeté, même identique, ne soit pas contraire à quelque chose qui de même nie. Deux origines qui s’opposent, mais dont le nom s’écrit à l’identique, en un lieu identique, est la manifestation indéniable de ce principe. En tentant de faire diversion, les fonctionnaires municipaux ont donc, à leur insu, révélé les racines ubuesques qu’ils tentaient de dissimuler, tel lors d’un lapsus.
Mais là n’est pas le moindre indice de l’origine pataphysique du nom de la rue, à tout le moins dans Parc-Extension. On entend parfois murmurer, lors de conversations étouffées, que depuis 1927 – date à laquelle fut nommé ce tronçon – au moins une habitation est maintenue à l’état de ruines en souvenir de la vocation pataphysique du lieu. Mais quel peut-être le sens d’une telle commémoration?
Souvenons-nous que dans le récit toponymique officiel, un certain Stanislas aurait légué ses terres afin que soit tracée la rue. Or, dans la pièce de Jarry, le personnage de Stanislas Leczinski, pauvre paysan, voit sa maison détruite en représailles de non-paiement. De nos jours, le 891 rue Jarry, maintenu à l’état de ruines, servirait selon les rumeurs de monument commémoratif de cette destruction sauvage.
Rappelons ici à des fins démonstratives que l’intrigue de la pièce de théâtre Ubu Roi, oeuvre séminale d’Alfred Jarry, se déroule en Pologne. Le Père Ubu, bien que satisfait de sa situation, se laisse convaincre par son épouse pernicieuse d’effectuer une violente ascension sociale en commettant un régicide. Une fois couronné roi de Pologne, celui-ci instaure une série de lois grotesques, ce qui provoquera finalement sa perte, des tensions conjugales, et sa fuite en France.
L’immigration polonaise a joué un rôle important dans le développement de Parc-Extension. Joseph Bobinski, originaire de Pologne, était laitier dans Parc-Extension jusqu’aux années 1940, et livrait quotidiennement le lait sur la rue Jarry. Dans une entrevue accordée au Casoar Club en 1926, il mentionne que l’importante communauté polonaise de Parc-Extension faisait alors activement pression auprès des autorités municipales afin que la rue – nommée jusqu’alors Blair – soit rebaptisée Jarry. Il s’agissait de souligner l’importance des liens pataphysiques entre la francophonie et la Pologne, ce motif demeurant cependant caché aux yeux du reste de la population, pour des raisons de sureté publique.
Cette origine explique l’affection immodérée, en apparence absurde, de la communauté polonaise pour la rue et le parc Jarry. On pourrait croire que cette affection se fût volatilisée avec le déclin de la population polonaise de Parc-Extension, cependant il n’en est rien. La mobilité de la population polonaise a plutôt eu pour effet de diffuser ce curieux attachement hors frontières.
L’actrice américaine Leelee Sobieski, qui se réclame de la lignée de Jean III Sobieski, roi de Pologne, ne fut pas des moindres figures à s’attabler au restaurant Malhi Sweets afin de célébrer la nature pataphysique de la rue Jarry. Catherine Deneuve, qui après avoir tourné avec Polanski, se découvrit une fascination pour la Pologne, effectua le même pèlerinage. Mais bien plus considérable encore est la visite de Karol Józef Wojtyła, alias Jean-Paul II, qui baisa le sol du parc Jarry en 1984.
Il est de notoriété publique que le pape avait été acteur en Pologne avant d’abandonner les arts de la représentation terrestre pour devenir représentant céleste. Il est cependant méconnu qu’il ait été fasciné par Ubu Roi, au point de considérer l’occupation nazie de la Pologne comme une grotesque accaparation de pouvoir par un nouvel Ubu, qu’il prit le parti de combattre par le théâtre.
Rue de Liège
En 1914, Liége, ville belge, est assiégée par les allemands. Liége résiste vaillamment quelques jours. Lorsqu’elle capitule, piégée, son accent aigu s’aggrave, irrémédiablement.
L’accent aigu de la ville de Liége n’est officiellement rebroussé qu’en 1946, plus de 30 ans après la guerre, sous un prétexte linguistique nébuleux unaniment décrié. Depuis, cet accent grave de la défaite n’a cessé d’être contesté par certains liégeois, comme une marque d’infamie plutôt que de deuil. Dans plusieurs cercles, on refuse encore de rabattre l’accent, en signe de résistance.
C’est en souvenir de cette lutte renversante que Montréal nomma la rue de Liège le 23 mai 1922, nomination dont les effets ambigus peuvent se lire, aujourd’hui encore, dans les us locales.
Comme l’a récemment soutenu Nguyễn Thị Tường Vân¹, la population de la rue de Liège, contrairement à une croyance répandue, y aurait élu domicile, non pour des raisons de commodité, telle que la proximité d’une communauté sociolinguistique particulière ou les loyers abordables, mais bien plutôt en raison d’une commune fascination pour les accents, ou accentophilie, se rapportant à des objets linguistiques sonores ou scripturaires.
C’est afin de mettre à l’épreuve cette thèse que nous avons méticuleusement arpenté la rue de Liège.
Des 20 personnes auxquelles nous avons parlé en ce 20 août de l’an 2016 et qui ont fait état de 13 langues maternelles différentes (grec, ourdou, twi, espagnol, pendjabi, vietnamien, gujarati, tamil, arménien, créole, bengali, italien, arabe), toutes affirmaient aimer les accents, et chacune d’entre elles, manifestement, prenait un soin maniaque du sien propre.
Au cours de nos recherches, lors d’une visite du garage de la rue de Liège, un employé nous a confié que les essuie-glaces revêtent localement un caractère presque sacré, puisqu’ils permettent de faire alterner visuellement l’accent grave et l’accent aigu, et de répéter la scène primitive de l’inversion belge ayant donné naissance au nom de la rue. Les habitants, affirme-t-il, auraient même intégré, en l’altérant, un vieux proverbe liégeois, « Fais comme à Liège, laisse pleuvoir », y adjoignant la suite « et va dans ton char », afin de l’adapter à un nouveau rite qui exige que lors d’averses l’on s’installe dans sa voiture pour assister au renversement des essuie-glaces sur le pare-brise. À l’appui de ce témoignage, je mentionne qu’il m’a été possible d’apercevoir quatre personnes assises, immobiles, dans leurs voitures à l’arrêt. Il apparaît clairement qu’elles attendaient fébriles l’averse annoncée plus tard en soirée.
Nous avons pu constater, de plus – et il s’agit là d’un fait unique à Montréal – que la rue de Liège présente aux passants un subtil jeu de graphies semble-t-il sciemment entretenu par les habitants, comme s’il s’agissait de maintenir à vif le souvenir de la modification de l’accent controversée.
On peut y lire 15 fois le nom Liège doté de son officieux accent grave; 5 fois la version antérieure brandissant fière son accent aigu; et 6 fois le nom Liege dénué de tout accent, probablement pour des raisons de rectitude politique. Quatre panneaux indicateurs de la ville, situés aux coins des rues Parc, Outremont, Bloomfield et Wiseman, présentent quant à eux un accent aigu ou un accent grave redoublé de son contraire grossièrement gravé – presque une biffure – l’œuvre présumée de vandales accento-anarchistes. Cet équilibre savant, qui oppose 15 manifestations de la graphie officielle à 15 autres non-orthodoxes, ne saurait être, il va sans dire, le fruit du hasard.