L’Organon est fier d’annoncer la parution imminente (23 novembre 2022) de Récits infectés. Mémoires d’un temps suspendu.
Extraits :
« Mais bon, comme c’était à prévoir, tout cela n’aura finalement été qu’un mirage, un miroir aux alouettes, un guet-apens pour désespérés fragiles, pour nihilistes mal équipés qui, comme tous les nihilistes, auront oublié de lire le fine print, et on comprend vite qu’ici, c’est comme là-bas, et comme ailleurs : les planqués, les fortunés, les gras durs et leurs petites semences esquivent, comme ils savent si bien le faire, la faux des invisibles moissonneurs qui, eux, en bons petits valets du capital, en ouvriers dociles et paresseux préfèrent raser les tout vieux, les bradés, les usés, les défraîchis, ceux, celles qui ne souhaitaient rien de plus que traverser, peut-être, un autre été, les pauvres vieux donc, mais aussi les autres pauvres, le genre, la catégorie : celles qui suent, ceux qui puent, les lumpens et les légions de femmes-martyres, tous ces désunis qui ne dînent pas au château. » (Nicolas Chalifour)
« La salle d’attente est vide. Il n’y a presque plus de patients à l’urgence psychiatrique. Je retire mon habit de vélo, revêt ma tenue de psychiatre. J’ai oublié mes souliers à la clinique. Je garde mes souliers de vélo. L’assistante infirmière m’apporte un masque, une visière. Je ne ressemble pas à une psychiatre avec mon habit mi-cycliste, mi-matériel de protection.
Je m’ennuie sans patient. J’essaie de parler à quelqu’un, jase un peu avec l’infirmier au triage qui regarde des vidéos sur Youtube. Une jeune femme masquée s’avance vers moi. J’ai un mouvement de recul, comme si je rencontrais un fantôme ou ma mère. » (Ouanessa Younsi)
Alors que la crise du coronavirus affecte le monde entier, c’est précisément une pensée de l’affect, une pensée affectée et infectée par des mots, que nous avons voulu, par ce collectif, faire exister. Pour ce faire, les 23 textes du collectif Récits infectés tentent de prendre la mesure de la crise, de ses aspects tragiques ou comiques, des utopies qu’elle recèle ou de ses désastres, et de la traduire en un récit.
Comment considérer cette pandémie autrement que par la pensée rationnelle, comment traduire sa puissance affective ? En quoi les expériences en temps de crise sont-elles indissociables de l’affect ? Enfin, comment penser, à partir du récit, une crise qui continue d’agir sur nous, et appréhender les enjeux, les menaces et les espoirs qu’elle fait naître ? Ce sont de telles questions qui nous ont poussé·e·s à lancer un appel aux auteur·e·s. Nous leur avons demandé de mettre en forme, en mots, les constructions symboliques et imaginaires qu’ils et elles ont esquissées dans l’urgence. Ils et elles prenaient alors un risque : celui de l’impossible distance temporelle.
Une vingtaine d’auteur·e·s se sont prêté·e·s au jeu. La teneur des textes, tout comme les formes qu’ils empruntent et la charge affective qui habite leurs voix, se recoupent parfois, dévient à d’autres occasions. Des liens à la fois tacites et explicites résonnent ainsi dans et entre les textes. Au fil de leur déploiement, les écritures affectives du collectif interagissent; elles nous font ressentir la manière dont les « crises » agissent sur nous, elles brouillent les frontières entre les corps humains, les corps des textes et les corps sociaux. Et les affects de se transformer en virus, donnant vie et voix aux textes, dans une intercontamination qui permet de penser non seulement les bouleversements en temps de crise, mais aussi, à son tour, l’écriture comme crise. Se profilent alors, dans le collectif, les liens qui unissent les membres d’une famille distante ou retrouvée, tout comme d’acerbes critiques sociales teintées d’un humour grinçant. Et ressurgit aussi tout un imaginaire de l’enfance — souvenirs, contes, légendes… Peut-être qu’un détour par une forme plus archaïque de notre rapport au monde permet d’y réfléchir, à ce monde qui est à repenser, à recréer? Force est enfin de constater que la teneur même des récits n’a pu qu’évoluer au fil des écritures : si certain·e·s narrateur·rice·s et narratrices entrent à peine en confinement, d’autres déjà en voient la fin; et les derniers textes que nous avons reçus résonnent avec l’indignation contre le racisme systémique et les brutalités policières qui contaminent l’Occident depuis trop longtemps, alors que la mort tragique de George Floyd continue de galvaniser les mouvements de protestations antiracistes à travers le monde.
Ces récits ont été écrits sur le vif, dans une urgence qui autorise les erreurs, les errements, les hantises, les folies. Faire parler ces voix par moments pesées, réfléchies et touchantes, et par d’autres emportées, enragées, souffrantes et jouissantes – tel était le pari de ce collectif.
Léonore Brassard et Benjamin Gagnon Chainey